La nostalgie du canapé
- Alinoë
- 8 sept. 2015
- 3 min de lecture
Enfin.
Tu n’imagines pas à quelle point je suis contente de te retrouver, poser mon cul, m’affaler et allumer la télé.
19h30
Les infos. Je les regarde d’un oeil, écoute d’une oreille. Au fond, je me fiche éperdument des dernières nouvelles.
Zappe.
Emissions à deux balles, séries z ; que de la merde. Et dire que je paye pour ça, un abonnement hors de prix pour deux cents chaînes, toutes pourries.
30 ans.
Peut-être l’heure de faire le bilan. Je ferme les yeux un moment. Mon esprit digresse pendant qu’en fond l’équipe de choc d’NCIS résous sa ixième enquête.
Dire qu’avant, je trouvais ça passionnant.
Avant.
Je t’abandonne, juste un instant. Je traîne les pieds jusqu’au frigo, épuisée par ma journée de boulot.
Bière ou Pinot ?
Dilemme.
J’opte pour la première, en canette ; ça limite la vaisselle. Et puis, je ne suis même pas certaine qu’il me reste encore un verre, propre. L’empilement précaire à côté de l’évier me confirme que non.
Psshh.
Première gorgée. Je retourne au salon. Tu n’as pas bougé malgré tes quatre pieds. Mon fidèle canapé. Le seul qui ne m’ai pas lâché. 25 ans.
Jour pour jour, quasiment.
Rien à voir avec ces merdes suédoises qui rendent l’âme à la première secousse. Toi, tu n’as pratiquement pas changé depuis le jour où mon père t’as acheté. Et pourtant…
Pourtant.
Tu en as subit, des affronts, sans le moindre grincement, même quand ma petite soeur et moi, au grand dam de nos parents, prenions tes accoudoirs pour des chevaux de bois. Nos imaginations, alors fertiles, ont fait de toi un trampoline, un tapis de gym ou le mur porteur d’une cabane au toit de draps.
Toi, tu restes impassible, le dos bien droit.
Je ne comptes plus les heures passées là, affalées contre toi. Lire un livre, mater la télé, manger mes céréales au goûté quitte à laisser quelques auréoles de lait sur ta toile claire.
Je soupire, m’allume une cigarette.
Elles aussi t’ont abîmé, troué. Un miracle que tu n’ai pas encore brûlé. Tu as tellement de stigmates, je ne pourrais pas tous les citer.
Quelle importance ?
Tu es mon refuge, mon fidèle allié. Enfant, tu m’as servi de lit lorsque j’étais convalescente. Ado, le témoin involontaire de mes roulages de pelles. Tu en as vu défiler des amis et amants, supporter le poids de nos corps en découverte, écouté nos délires et nos rêves.
Enfant.
« Plus tard, j’explorerai le fond des océans ! »
Et le capitaine Cousteau, avec son bonnet rouge, m’enrôlerait sur « sa » Calypso. Pas de mort ni de tombe. Non. Les héros ne meurent pas, ils vivent éternellement lorsqu’on est un enfant. Puisqu’il passe à la télé, il est forcément quelque part entrain de vivre, de rire, de respirer.
Adolescente.
« Je serai reporter animalier. »
Les Océans, c’est dépassé. Trop vu. Trop exploré.
Je ferai le tour du monde, avec une caméra et un micro. J’observerai la nature, son équilibre, ses microcosme et les enfants, les autres, au fond de leur canapé, regarderont mes reportages à la télé en se disant que notre belle planète, malgré ces adultes trop cons, recèle encore tant de mystères.
« Et puis non. Je veux devenir comédienne, m’éclater sur une scène, faire rêver le public, le faire rire un peu aussi. »
Après tout, la vie n’est qu’un jeu. Il faut en profiter tant qu’on le peut. Et si, en m’amusant, je parvient à transmettre quelque message, tant mieux. C’est aussi à ça que sert le théâtre.
Et pourquoi pas du cinéma ?
J’aime raconter des histoires à travers une caméra.
21 ans.
Majorité absolue, prise de conscience : pour vivre, il faut de l’argent. La simple idée de courir après les cachets me fatigue. Et puis, j’aime bien les enfants.
« Je vais devenir puéricultrice, ouvrir ma crèche à moi et les bambins seront les rois. »
J’ai cru entendre aux infos qu’on en manquait cruellement. Joindre l’utile à l’agréable. Gagné sa vie en faisant ce qu’on aime ; ce n’est peut-être pas aussi excitant que d’explorer les océans. Mais il est mort, le Capitaine Cousteau. Fini les rêves de Calypso.
25 ans, le quart de siècle.
Je suis adulte, maintenant. Je ne veux plus vivre chez papa ou maman. J’ai besoin d’un travail, d’argent. Tant pis pour les rêves, fini les études qui me plaisent.
« On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. Le premier job qui passe, ça ira. »
Métro, boulot, jeu de rôle et puis dodo.
Et maintenant ?
Les potes se rangent, se marient, font des enfants. Plus de place dans nos vies bien remplies pour tous nos rêves d’enfant. On se voit entre deux rendez-vous importants. On boit un petit verre, parle de ce monde qui part en vrille sans rien tenter pour l’améliorer.
A quoi bon ?
On se sent petit, insignifiant, impuissant. Les infos nous déprimes. Les ados sont trop cons. Les enfants n’ont plus d’avenir.
Le temps des rêve est bien fini.
Les yeux fermés, la cigarette à moitié morte entre les lèvres, je me suis endormie.
Alinoë – 04/2015
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