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Eclair et chocolat

  • Photo du rédacteur: Alinoë
    Alinoë
  • 14 avr. 2020
  • 11 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 mai 2020

Ce petit texte est le résultat d’une Nuit des Plumivores, sur le forum Jetez l’Encre

Un thème, une contrainte (ci-dessous) et 6h pour écrire (4 pour moi, en l’occurrence, ayant pris le défi en court de route)

Thème : A l’envers  

Contrainte : avec un œuf de Pâques, une clé, un poisson rouge et aucune arme à feu ! 

Bonne lecture!


***


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Charles Borlais vivait à Bruxelles depuis plus de vingt ans maintenant. Il aimait cette ville, son atmosphère particulière et l’inspiration insatiable qu’elle lui prodiguait. Chacun sa muse. La sienne déclinait en teinte de gris et de rouge brique. Il adorait les mots, jouer avec, les imbriqués, les mélanger pour former des phrases toujours plus tarabiscotées. Ainsi, il embarquait ses lecteurs dans son univers un brin surréaliste, parfois même horrifique. Sans aller jusqu’à se qualifier d’écrivain à succès, ses écrits lui permettaient de vivre, qu’il s’agisse de romans, de nouvelles ou juste de petits billets d’humeur caustique. Une chance savoureuse, un plaisir indéniable dont il avait parfaitement conscience.


Charles était heureux, il l’avait été, durant un temps.


Assis dans son canapé en skaï brun, attifé d’un vieux training usé, il fixait le visage du policier assis sur la table basse, face à lui, incapable de bouger le moindre muscle. Un cauchemar, voilà ce qu’il vivait, ni plus ni moins. Jordan, son fils, son bébé, la prunelle de ses yeux. Comment avait-il pu en arriver là ? Comment avait-il pu le négliger à ce point ? La tristesse ne justifie pas tout, pas ça. S’il avait pris le temps de faire un break, s’il avait oublié un moment son précieux monde imaginaire pour monter embrasser son enfant, s’assurer qu’il se trouvait bien dans son lit, là où il devait être, rien de tout cela ne serait arrivé. Le képi entre les mains, l’agent évoquait un accident, un malheur imprévisible, ne parvenant qu’à enfoncer le couteau dans la plaie du romancier.


« Coupable ! »


Ce mot raisonnait en boucle sous son crâne, tel un marteau frappant sur la tête d’un clou à moitié déformée par la violence des chocs. Jamais il ne se pardonnerait. Coupable. Jusqu’à la fin de ses jours, il traînerait ce boulet dans son sillage. Coupable. Il aurait dû l’entendre, il aurait dû le voir. Coupable. Un père veille sur son fils, pas l’inverse. Coupable. Il le protège. Coupable.


*

* *


La nuit venait de s’écraser sur la forêt de Soignes, une nuit printanière, froide et humide, telle qu’on en croise souvent en Belgique. De violentes bourrasques de vents sifflaient entre les arbres filiformes, arrachant de sinistres grincements à leurs hautes branches dépouillées de leur feuillage. Difficile d’imaginer l’étau citadin enserrant le vaste bois sans les ronronnements des moteurs au loin. Recroquevillé sur lui-même pour grapiller un peu de chaleur, le dos collé à la face moussue d’un tronc quelconque, Jordan contemplait le petit poisson rouge flottant au creux de son sachet plastique, aidé dans son effort par le faisceau blanc de sa lampe de poche, celle du smartphone subtilisé sur le coin du bureau paternel.  Son père s’était-il seulement rendu compte de son absence ? Ou martelait-il encore les touches de son clavier, ses yeux rougis rivés à l’écran plat de son ordinateur portable ? Peu importait, au fond. Le petit garçon n’avait pas l’intention de rentrer, pas encore, peut-être jamais. Pour quoi faire ? Personne ne se souciait de lui, ni hier ni aujourd’hui.

Un reniflement sec ponctua sa pensée tandis que sa petite main moite callait le téléphone portable entre ses lèvres, juste un instant, le temps de tirer de son sac « Pat Patrouille » sa seule victuaille, un gros œuf en chocolat noir, son préféré, emballé dans un papier aluminium bardé de couleurs vives sensé justifier son prix exorbitant. Un sourire franc étira ses lèvres dès qu’il le vit, provoquant la chute inéluctable du téléphone portable au milieu des feuilles mortes. Un détail sans importance à ses yeux d’enfants. D’une petite secousse de bassin, il dévia la lumière de son regard puis souleva le sachet plastique à hauteur de son nez en murmurant de sa voix de souris :

– Bouge pas, Bobby. J’en ai juste pour deux secondes, ok ?


Trois petites bulles s’échappèrent de la bouche du poisson, ce que Jordan pris pour une réponse positive. La bouille fendue en deux, dévoilant un trou béant à la place de son incisive droite, il déposa le sachet au pied de son sac-à-dos avec une délicatesse proche de la maniaquerie. Il ne voulait prendre aucun risque. Perdre son compagnon aurait été pour lui la plus terrible des déchirures. Il avait bataillé dur, pendant des semaines, pour que son papa accepte d’adopter ce petit être en costume rouge. Il y tenait comme à Poncho, son doudou rappé coincé entre sa gourde Spiderman et son livre préféré, celui avec le lapin qui dit tout le temps « caca boudin ». A cinq ans, les priorités divergent de celles des grands.


Une fois satisfait par la position de son ami, Jordan reporta toute sa maigre attention sur son œuf, s’empressant de le déballer dans son entièreté, et tant pis si ses doigts finissaient couverts d’une couche gluante de chocolat fondu. Il s’apprêtait à mordre lorsqu’un éclair déchira le ciel, franchi la canopée et atterri droit sur la petite clef métallique suspendue au cou du bambin, irradiant son corps gracile d’une insoutenable décharge électrique. Alors que le tonnerre commençait à rouler, Jordan s’effondra dans la litières forestière, tête la première, inerte. L’œuf, encore intact, glissa hors de ses doigts pour dévaler la pente douce jusqu’à venir se fracasser contre une racine. Au creux de son sac en plastique, Bobby observait la scène de ses yeux ronds, incapable de saisir la gravité de la situation.


*

*  *

Le stress de la deadline, une source de motivation intarissable selon Charles, la meilleure même. Installé à son bureau, devant la fenêtre à raz de la chaussée, il pianotait sur son clavier tel un pianiste en plein envolée créatrice. Il travaillait depuis des jours, ne s’accordant de brefs répits que pour satisfaire quelques besoins physiques, alimentaire ou autre. A plusieurs reprises, il avait traversé le salon sans se soucier un seul instant de l’état végétatif dans lequel se trouvait son fiston. L’Auteur a ses raisons que la raison ignore. Et puis, Jordan appartenait à la catégorie des enfants sages et autonomes, de ceux qui vivent leur vie tranquille sans avoir besoin qu’un adulte les presse pour des détails comme les devoirs ou le brossage des dents. Du moins était-ce la vision qu’il en avait, une vision parfaite, une excuse pour justifier son manque d’intérêt paternel.


Arrivé au bout de sa bière, il n’eut d’autre choix que de décoller le regard de son écran plat, des yeux sombres, renfoncés dans leurs orbites par la fatigue, rougis par l’effort et soulignés de lourds cernes mauves par un manque de sommeil flagrant. Après une série de craquements de doigts, l’homme se hissa à la verticale, obligé de prendre appui sur le revêtement en mélamine pour compenser les fourmillements des ses membres inférieurs. Faute de pouvoir se déplacer de manière efficace, il laissa son regard se perdre au-dehors, réalisant soudain qu’une pluie diluvienne délavait le boulevard. Sous la lueur d’un éclair, un tram gris ébranla ses rails, trahissant l’envie de son chauffeur de finir sa nuit au plus vite. Une hâte des plus compréhensible, vu la météo.


Si Catherine avait encore été là, elle aurait tiré son écrivain de mari hors de son antre, entraîné dehors, sous l’auvent, pour admirer ensemble ce spectacle magnifique. Catherine. Une femme unique, à la toison aussi blonde que celle de son fils. Jordan lui ressemblait beaucoup, autant de corps que d’esprit.


Un soupir nostalgique filtra entre les lèvres de l’écrivain à cette pensée tandis que son corps, dans un élan de liberté, l’entraînait vers la porte sans qu’il cherchât à lutter. Il avait besoin d’un break, de toute manière, d’une bière aussi et, pourquoi pas, d’un paquet de chips. Il avait besoin de se dégourdir les jambes, de se dégourdir la tête, de penser à la suite de son récit pour oublier ses souvenirs. Le cœur prisonnier d’une gangue de tristesse, il quitta son bureau, grimpa les quelques marches et pénétra dans le salon, ses prunelles humides dérivant un instant sur le linteau de la cheminée et ses clichés mal encadrés. Il ne prit même pas la peine d’allumer le plafonnier, profitant de la lueur orangée des lampadaires pour atteindre la cuisine, le frigo et sa nouvelle bouteille de bière. Il attrapa encore un paquet de Doritos dans le placard surplombant l’évier puis reparti en sens inverse. Revenu dans le hall d’entrée, il marqua un arrêt, juste un instant, avisa l’escalier menant à l’étage mais renonça à y grimper. A cette heure-ci, Jordan devait dormir à poings fermés, comme toutes les nuits. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Certes, les vacances offraient au petit garçon des soirées plus longues autant que de grasses matinées. Cependant, du haut de ses cinq ans, il possédait assez de maturité pour sentir et savoir quand le moment était venu de devoir se coucher.


Persuadé de la justesse de son raisonnement, Charles repris le chemin de son bureau, ses précieuses victuailles dans les mains. Il n’avait qu’une hâte : reprendre son chapitre où il l’avait laissé. La dernière ligne droite avant l’épilogue et, enfin, le mot FIN.

*

* *

Jordan avait passé la journée entière à se répéter que, non, ce n’était pas grave si son papa l’avait oublié. Charles avait un roman à finir, une deadline à respecter. Quelle importance pouvait avoir les désirs de son fiston en comparaison ? Aucune. Rien n’avait d’importance aux yeux de l’écrivain, rien à part ses livres et sa tristesse qu’il semblait cultiver comme on arroserait une plante verte. Pourtant, arrivé à l’heure du goûter, seul face à ses tartines de Nutella, le petit garçon senti une boule de plomb tomber au creux de son estomac. Non, ce n’était pas rien ! Il méritait, si pas de l’affection, au moins une petite attention.


Emporté par sa contrariété, il repoussa son assiette, descendit de sa chaise et parti en direction du premier étage, aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Malgré les larmes qui brouillaient son champ de vision, il gravit les marches deux à deux, glissa à moitié sur le pallier pour finir dans sa chambre, étalé face la première sur son joli tapis circuits. Il voulait crier, hurler, briser ce silence insoutenable dans lequel il vivait depuis trop longtemps, aussi loin que sa courte mémoire remontait.


Pendant de longues minutes, il resta immobile, incapable de reprendre son souffle, pas plus que le contrôle de son organisme. Puis, peu à peu, les pleurs s’estompèrent, laissant place à un plan basique : partir, fuguer, offrir à son papa la plus grosse peur de sa vie. Sans réfléchir outre mesure, il se releva, attrapa son sac à dos près de sa chaise à roulette et y fourra ses affaires préférées ainsi que ses économies dans le but ultime de s’acheter un œuf en chocolat. Il s’apprêtait à quitter la pièce lorsque son regard se posa sur le poisson rouge tournicotant dans son bocal, Bobby, son seul ami. Impossible de le laisser derrière. Décidé, attrapa son pot à crayons et jeta le contenu par terre, immédiatement remplacé par ledit Bobby dans quelques centimètres d’eaux. Suffisant pour le transporter jusqu’au rez-de-chaussée. Là, il trouverait un sac plastique, comme dans les films.


Aussitôt dit, aussitôt fait. Son précieux poisson bien enfermé dans son sac, il fila vers la sortie, marquant un nouveau temps d’arrêt devant la porte d’entrée. S’il voulait que son plan soit parfait, il avait encore besoin d’un petit accessoire : le précieux smartphone de son papa. Ce dernier avait quitté son antre pour soulagée une envie pressante. Jordan n’eut qu’à se faufiler à l’intérieur, récupérer le précieux sur le coin du bureau et filer en douce. Si après ça son papa ne se rappelait pas de son existence, il n’aurait plus qu’à disparaître pour toujours.

*

*   *

Les Borlais, père et fils, habitaient dans une maison à la façade étroite, un bâtiment typiquement belge, avec une fenêtre au ras du sol, à droite de la porte, ouvrant sur une pièce en entresol, le bureau de Charles, pièce interdite à Jordan sauf urgence absolue. Le petit garçon connaissait parfaitement la règle et, de manière générale, s’y conformait sans rechigner. Puisque son papa ne quittait pour ainsi dire jamais son antre, le bambin jouissait d’une liberté inégalable pour son âge, un plaisir pourtant fade à ses yeux. Pas de petit frère, pas de baby-sitter, pas même de maman pour partager ses jeux, l’aider à faire ses devoir ni préparer son repas.


Chaque jour, Jordan prenait le tram 7 pour rentrer de l’école et descendait juste avant le bois de la Cambre. Là, il traversait le boulevard Général Jacques, grimpait les quelques marches menant à la porte de chez lui, ôtait sa chaînette de son cou et glissait la petite clef dans la serrure. Une mécanique bien rôdée depuis son entrée en première primaire. Oui, il avait un an de moins que ses camarades. Oui, il se débrouillait seul. Oui, il avait l’habitude. Cette situation, bien qu’anormale, Jordan faisait avec, ne possédant aucune alternative valable. Son papa restait son papa, même s’il se révélait incapable de s’occuper de lui ou des autres.


Ce jour-là n’était pas un jour banal. Avec l’arrivée du printemps, venait aussi les vacances de Pâques, deux longues semaines d’ennuis profond pour le petit garçon. Cependant, qui disait Pâques, disait aussi orgie de chocolat ! Après un week-end passé à végéter devant la télévision, Jordan n’avait qu’une hâte : fouiller leur jardin emmuré à la recherche de ses œufs en chocolat. A peine les premiers rayons du soleil commençaient-ils à filtrer entre les rideaux occultants que le bambin sautait déjà hors de son lit. Prévoyant, il glissa les pieds dans ses pantoufles Ninjago et fila à toute blinde en direction de la porte. D’un coup d’épaule, il enfonça le battant, déboulant sur le palier inondé de lumière blanche.


« Avril, ne te découvre pas d’un fil. »


L’adage disait vrai. A travers la fenêtre, Jordan pouvait déjà voir le ciel couvert de nuages blancs, une couche si épaisse qu’on aurait pu le croire prêt à tomber sur la tête des Bruxellois. Qu’à cela ne tienne ! Il en fallait plus pour décourager le gamin. Ni une ni deux, il dévala les deux volées d’escaliers menant au rez-de-chaussée surélevé, un genre de mi-étage composé de trois pièces en enfilade en plus du hall d’entrée. Accélérant la cadence, il s’engouffra dans le salon, pivota sur la gauche et fila à travers la cuisine, jusqu’à atteindre la porte-fenêtre. Plus que quelques mètres !


Excité comme un puce, il dû s’y reprendre à plusieurs fois pour donner à la clinche l’angle de septante-cinq degrés, nécessaire à l’ouverture de la baie à double-vitrage. Enfin ! Un courant d’air frais balaya son visage poupin, chassant par la même les quelques mèches blondes venues barrer son regard. Sourire aux lèvres et le cœur plein d’espoir, Jordan mis un pied dehors, puis l’autre, inspirant une grande goulée d’oxygène hydrocarburée. Enfin ! Il rajusta les pans de son pyjama orné de petits dinosaures verts, remonta son col et, depuis la plateforme vermoulue, admira le jardinet en contrebas. Un carré de verdure mal entretenu, deux arbrisseaux en équilibre instable contre le mur du fond ainsi qu’un mobilier de jardin au plastique blanc couvert de mousse verte. Ci et là, quelques pots de fleurs rappelaient l’époque où une femme s’occupait encore de l’apparence des lieux.


Ses prunelles claires eurent tôt fait de parcourir le décor, une analyse plus que suffisante pour permettre au petit garçon de comprendre qu’il ne trouverait rien cette année. Jordan n’avait rien d’un bambin ordinaire. Le cloches, il n’y croyait plus depuis longtemps, pas plus qu’à la petite souris, à Saint-Nicolas et au Père Noël. Pourtant, chaque année, son papa répandait quelques sachets Milka à travers le jardinet, juste pour le plaisir d’entendre son fils hurler de joie lorsqu’il les découvrait. Mais Charles était écrivain, pas lapin de Pâques… S’il y avait eu le moindre morceau de chocolat, Jordan l’aurait vu au premier regard. Là, rien. Pas même un morceau d’emballage plastique mauve.


Sitôt le constat établi, une vague de déception déferla sur le cœur du petit garçon, tirant son corps vers l’arrière, le forçant à reculer jusqu’à rencontrer un obstacle, le canapé en skaï brun encombrés de coussins à la propreté douteuse. Ce contact lui fit l’effet d’un électrochoc, ouvrant les vannes de ses canaux lacrymaux avec brutalité. En une fraction de seconde, ses joues rosées se retrouvèrent noyées sous des litres d’eaux salées tandis que ses jambes se mettaient à flageoler, menaçant de céder sous son maigre poids. Il ne demandait pourtant pas grand-chose ! Une petite attention, un geste qui prouverait son existence aux yeux de son père. Une demande de trop, de toute évidence.

FIN

Alinoë, 10/04/20

 
 
 

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