Le radeau de la Méduse
- Alinoë
- 9 avr. 2020
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 mai 2020

Je devais avoir une quinzaine d’années lorsque j’ai découvert ce tableau pour la première fois, cette toile immense partageant son pan de mur pourpre avec d’autres œuvres, inévitablement écrasées par le charisme indéfectible de cette scène historique déchirante. Avec mon aversion pour les musées, je n’avais jamais imaginé qu’une peinture condamnée à l’obscurcissement me fascinerait autant, et pourtant…
Dès que je la vis, mon âme se mit à vibrer, mes jambes à trembler et mon cœur à frapper contre mes côtes comme s’il voulait les briser, jaillir de ma cage thoracique pour fusionner avec celui de feu Théodore Gericault. Par chance, mes fesses trouvèrent sans peine la banquette noire, donnant ainsi au radeau et à ses survivants un peu plus d’ascendant sur la jeune fille que j’étais.
Impossible de dire combien de temps s’écoula avant qu’enfin je réussisse à détacher mon regard de ces corps sculptés de peinture au plomb, pâles et grisonnants, reflet parfait de la mort en sursit. Grâce à Mme Lenardon, professeur de français à la taille inversement proportionnelle à sa passion, je connaissais la tragique histoire de la frégate Méduse et de ses occupants presque aussi bien que les alexandrins de « l’Horloge » de Baudelaire.
À la suite du naufrage, le deux juillet mille-huit-cent-seize, cent-quarante-sept personnes se maintenaient à la surface de l’eau sur un radeau. Seules quinze d’entre elles embarquèrent sur l’Angus, un bateau venu les secourir. Après avoir enduré la faim, la soif, la folie et l’anthropophagie, cinq victimes perdirent encore la vie, ne laissant en tout et pour tout qu’une dizaine de témoins à cette tragédie.
Géricault, dans son désire de réalisme, ne se contenta pas d’interroger ces derniers. Il poussa son analyse jusqu’à se rendre dans des morgues et des hôpitaux pour capter au mieux les nuances et la texture de la peau d’un mourant. Par son travail, il voulait marquer les esprits, en bien ou en mal. Une mission exécutée avec brio puisque, plus de deux cents ans plus tard, son nom raisonne encore dans nos salles de classe.
Assise face au tableau, je scrutai chaque détail, chaque visage, chaque posture, chaque courbe, imaginant sans peine l’Angus au loin, ce petit point vers lequel se tendaient les naufragés moribonds. Prise dans mes réflexions, j’en oubliai mon groupe autant que le questionnaire entre mes mains, petit contrôle professorale visant à assurer notre concentration tout au long de la visite. Je n’avais d’yeux que pour l’immense toile et sa représentation crue de notre humanité. Des humains dits civilisés, prêts à tout, même à s’entre-dévorer, dans l’espoir infime de survire.
A dire vrai, j’ai toujours pensé que la véritable nature d’un être vivant ne se dévoile qu’une fois son mode de vie menacé. C’est ainsi qu’en période de guerre, votre voisin si affable et souriant peut se découvrir une passion pour la délation. Mais nul besoin d’aller si loin ! Un père de famille croulant sous les dettes se métamorphose parfois en tortionnaire, assassin et suicidaire. Un adolescent mal dans sa peau, comme tant d’autre, se dégote une arme pour décimer la moitié de son école. Et j’en passe. Les exemples ne manquent pas… Mais je m’égare.
Alors que mon esprit se fatiguait à décortiquer la scène, mon corps partait peu à peu vers l’avant, poussant mes coudes à prendre appui sur mes genoux tandis que mon menton se lovait entre mes paumes moites d’excitation. Je ne pourrais pas vous décrire l’odeur particulière qui titillait mes narines, pas plus que l’ambiance sonore. A cet instant, seul existait le radeau et ses pauvres erres entassés comme des vers sur une plaie infectée. J’imaginais leurs râles écrasés par le roulis des vagues, leurs gorges rêches susurrant à leurs esprits qu’une goulée d’eau de mer apaiserait un peu la soif, le grondement de leurs estomacs vides réclamant juste une petite bouchée supplémentaire de chair humaine et leur incrédulité lorsque l’un d’entre eux, le premier, pointa l’horizon en hurlant de toutes ses maigres forces qu’un navire approchait.
Dans mon esprit, aucune image, aucun film, juste une série de mots formant des phrases puis une véritable histoire, une tragédie, une sorte de remake textuel d’un Titanic avec des planches de bois en guise de porte assez large pour accueillir plus d’un seul survivant, des zombies décharnés, en proie aux délires, à la folie.
Soudain, je senti une présence à mes côtés, un regard braqué sur mon visage, mon profil pensif, admiratif, que sais-je… Alors que mon front se marquait de plis inhabituels, ma colonne vertébrale repris sa posture droite, presque rigide, comme si ma contrariété formait une gangue de glace autour de mon squelette, aussi épaisse qu’infranchissable. Sous mon crâne, mon petit narrateur mental avait cessé sa logorrhée pour laisser place à l’expression brutale de ma frustration.
– Quoi ?! grognais-je en tournant la tête vers l’importun d’un mouvement sec.
– Rien, je…désolé, c’est… rien, pardon, débita le jeune homme, le visage plongeant vers ses baskets dans l’espoir vain de dissimuler sa gêne.
Un adolescent, dix-sept ou dix-huit ans, à première vue… Un style skateur, classique pour ma génération, entre « Ok Boomers » et « Millenials ». Un condamné des sorties de classe, un peu comme moi. Un solitaire. Un électron libre. De proie, je passai à prédateur, détaillant à mon tour ce curieux personnage, ses cheveux drus dépassant de son bonnet tels les rideaux d’une chambre urbaine taillés pour bloquer la moindre rai de lumière orangée. Seul dépassait son nez au bout rondouillet, me laissant imaginer une bouille oscillant entre l’enfance et l’âge adulte. Et puis, il y avait sa posture : ses longues jambes juste assez écartées pour permettre à ses bras de pendouiller dans l’interstice, ses doigts nerveux triturant le haut de son Eastpack bleu marine bardé d’écussons.
– Ca t’arrive souvent de fixer les gens pour rien ? enquillai-je d’un ton hargneux, motivée par la contrariété d’avoir ainsi été tirée de ma contemplation tranquille.
– Non ! s’insurgea-t-il, se dressant à la manière d’un Suricate, les mains levées en signe de bonne foi.
– Alors quoi ? insistai-je, désireuse de comprendre en quoi une gamine insipide, sans style ni forme, pouvait l’intéresser.
– Tu… hm, tu as du Bic sur la joue, genre vraiment, avoua-t-il, les lèvres étirées malgré lui par un petit sourire narquois.
– Du… ? soufflai-je, incrédule.
Déjà, je m’activais à frotter ma joue, sans réaliser que cette encre venait tout droit de mes propres doigts, lesquels trituraient le même stylo à bille depuis le début de la visite, un vieux machin décrépit, de toute évidence fichu. Ce n’est qu’en entendant mon voisin éclater de rire que je compris mon erreur, trop tard pour éviter le carnage. Le visage moitié rouge, moitié bleu, je bondis sur mes pieds en saisissant mon sac par sa bandoulière, prête à détaler comme un pet sur une toile cirée.
– Attends ! s’exclama-t-il en abandonnant notre siège, la main suspendue à quelques millimètres de mon poignet droit.
Une supplique impossible à satisfaire. Entre la honte, la gêne et le malaise, je n’avais qu’une envie à laquelle je cédai sans réfléchir : fuir. Ni une ni deux, mes pieds, enfermés dans leurs bottines mal lacées, m’entraînèrent jusqu’aux toilettes les plus proches pour un débarbouillage moyennement efficace. L’encre s’estompa juste assez pour donner l’illusion qu’un hématome bien frais me dévorait la joue. Certes, je ne passerais plus auprès des gens pour la débile incapable d’utiliser un Bic. Désormais, je ressemblais à une crétine ayant fait une mauvaise rencontre avec une surface dure…
L’opération dura de longues minutes, du temps perdu aux vues du résultat. Mais soit. L’appel de la Méduse plus fort que mon mal-être, je rebroussai chemin en frôlant les murs de crainte que l’une de nos accompagnantes me repère et m’alpague pour que je rejoigne le groupe. Une soixantaine de jeunes filles, majoritairement blanches, catholiques, aux noms de famille kilométriques et aux portefeuilles parentaux plus gonflés que ce que je ne pourrais jamais gagner en une vie ! Bref, des pétasses, de mon point de vue de fille bizarre, fan de jeu de rôle et de groupes de punk rock à deux balles.
A dire vrai, je remplissais – et je remplis toujours – trois de ces critères : couleur, religion et nom de famille. Seul hic, mon père haïssait son travail, ce qui ne l’aidait ni à renflouer ses comptes, ni à payer la pension alimentaire. Je me retrouvais donc à fréquenter des « filles de » ne comprenant pas qu’un membre de leur classe sociale puisse porter des vêtements de chez Aldi, réutiliser les mêmes fournitures scolaires jusqu’à leur destruction totale, bouffer des restes froids en guise de repas de midi et j’en passe. Autant dire que mes voyages de classe résumaient à attendre que le temps s'écoule, dans mon coin, sur ma banquette de bus ou ma chambre d’hôtel.
Cette visite au musée du Louvres ne faisait pas exception. Je n’avais aucune envie de reprendre ma place en bout de file. Je voulais retourner sur mon radeau, m’éloigner de cette vie plate et insipide, plonger à pieds joints dans la mer froide et salée, embarquer sur l’Angus, voyager en pensée, partir le plus loin possible. A chaque pas, chaque claquement de talon sur le plancher vernis, mon cœur cognait un peu plus fort à mes tempes, me poussant à accélérer la cadence. Pourtant, en entrant dans la pièce, mon regard échappa à mon contrôle, ignorant l’imposante toile au profit de la banquette noire, vide. J’eu beau scruter la pièce avec attention, je ne vis aucune trace de mon mystérieux skateur. Sans que je comprenne pourquoi, un étau de déception enserra ma poitrine, coupant l’élan de ma pompe aortique en même temps que celui de mes jambes. L’espace d’un instant, mon corps tangua d’arrière en avant comme un pendule, hésitant entre un retour à la contemplation tranquille et une fouille aussi complète que possible du musée.
Le trouver, et puis ? Pour lui dire quoi ? Merci ? Non. Stupide. Sans intérêt. Je ne connaissais rien de ce jeune homme, pas même son nom. Il ne m’avait adressé la parole que pour une malheureuse trace de stylo. A cette pensée, un soupire filtra entre mes lèvres rongées alors que mes épaules s’affaissaient, enfouissant mes maigres courbes sous les replis de mon pull « boyefriend » zippé. Je me senti soudain comme une méduse gluante échouée sur une plage, créature insignifiante, priant pour qu’aucun géant de chair ne l’écrase.
Certaine de mon inintérêt, je me résignai à demeurer solitaire, reprenant ma place sur la banquette, les coudes enfoncés dans mes genoux et le menton dans mes paumes aux doux parfums de savon. Bien que mon regard fixât l’œuvre de Géricault, mon petit narrateur mental dérivait sur d’autres eaux, un bouillon d’émotions adolescentes sans cesse en mouvements.
« Espèce de lâche ! Pourquoi as-tu fui quand il te demandait de rester ? Mais pourquoi ?! Le Bic pouvait attendre, quand même ? Si tu l’avais écouté au lieu de détaler comme un lapin, il se trouverait encore là, avec toi ! Vous auriez pu discuter, échanger vos noms, vos numéros, … ou il se serait foutu de toi, encore, peut-être, sûrement. Il faut avouer que tu n’es pas très douée pour les contacts sociaux… en plus, avec un garçon… Et puis, ta mère a été claire : être jolie et le savoir, c’est un problème. Ta beauté, cache-la, oublie-la. En plus, avec tes goûts étranges, la chance que tu rencontres quelqu’un qui te comprenne sont faibles… »
Et voilà mon niveau de confiance tiré plus bas que terre par mes propres pensées. La magie était brisée. Face à moi, le tableau gigantesque avait perdu toute sa sérénité. La scène me paraissait soudain sombre, horrible, presque terrifiante, comme si l’Angus, ce point noir à l’horizon, cet espoir, n’était rien d’autre qu’un mirage. Je ne voyais plus que des morts en sursis entassés les uns sur les autres, priant pour que l’un d’entre eux cède, s’abandonne et leur offre sa chair en guise de repas. Comme si cela ne suffisait pas, mon imagination prit le pas sur mon odorat, diffusant dans mes narines un fumet de putréfaction inventé de toutes pièces, au point de secouer mon estomac.
Les dents du fond baignant dans la bile, je plaquai une main sur ma bouche et bondi sur mes pieds, plus raide qu’un piquet. Quelques visiteurs me lancèrent leur regard curieux tandis que je m’élançais au pas de courses vers la sortie, oubliant mon groupe autant que les règles qui m’étaient imposées. Une seule chose m’importait : me soustraire à l’emprise du tableau sur mon âme immature. Rien ne pouvait m’arrêter, ni le rappel à l’ordre de Madame Lenardon, ni les rires moqueurs de mes camarades lorsqu’elles me virent passer, avec mon teint verdâtre et mon chignon sauvage ballottant derrière mon crâne. Au-delà du dégoût provoqué par le parfum de mort, l’appel de la liberté me brûlait les veines, plus vifs que jamais. Tristesse, révolte, colère et frustration emmêlaient mes tripes, propulsant un tsunami d’eau salée hors de leurs canaux lacrymaux, pourtant insuffisant pour laver ma joue bleuie d’encre débile. La goutte de trop menant à un ras-le-bol général.
L’existence que mes parents tentaient de m’imposer ne me convenait pas, elle ne m’avait jamais convenue. Non, je n’avais rien de la fille discrète, pieuse et sage que ma mère voulait que je sois. Non, les études d’ingénieure, ce n’était pas pour moi, papa. Moi, je voulais chanter, hurler mes maux et mes passions, jouer la comédie, écrire des histoires pour faire rêver les gens. Moi, je voulais tracer des arabesques en noirs sur des pages blanches. Moi, je voulais juste être moi, avoir le droit de rire aux éclats pour un jeu de mots scabreux, de pleurer à torrent sur la tombe de mon cousin préféré, parler de cet oncle effacé pour cause d’infidélité, et j’en passe. Ma poitrine ressemblait à un placard rempli de squelettes décharnés dont les scellés venaient brutalement de sauter.
Arrivée à l’extérieur, sur cette immense place baignée de soleil, face à la pyramide de verre, je m’écroulai par terre, à bout de souffle, à bout de force. Même mon cri primaire refusait de quitter ma trachée, se transformant en un râle baveux pour le moins dégoûtant. Un bruit amusant, à en croire le sourire en coin de mon mystérieux skateur. Par leurs battements frénétiques, mes paupières tentèrent de chasser mon incrédulité, en vain. De quoi donner à mon visage une expression de gamine arrêtée dans son caprice par la réaction inadéquate de ses parents. Loin de s’en formaliser, le jeune homme s’accroupi devant moi, un paquet de cigarettes ouvert entre la main, tendu dans ma direction, tandis que l’une d’entre elles se consumait à son aise entre ses lèvres si particulières. Si celle du dessous arborait de franches courbes, celle du haut semblait disparaître chaque fois qu’il fermait la bouche. Un reniflement plus tard, mes doigts se refermèrent sur un filtre alors qu’un vague « merci » gargouillait dans ma gorge.
– Fred, dit-il en souriant de plus belle, ses yeux noisette pétillant d’étincelles sans que je comprenne pourquoi.
– Lilou, répondis-je du tac au tac, le cerveau trop englué pour questionner son intérêt.
– Joli, commenta-t-il tandis que son briquet claquait entre nous, allumant une flamme inconnue au font de mon cœur.
Les pommettes en feu, je laissai mon nez plonger vers l’avant en même temps que l’extrémité de ma sucette à cancer qui s’embrasa dans un crépitement chaleureux. N’ayant pas fumé depuis un – trop – long moment, je tirai cette bouffée comme si le sort du monde en dépendait, au mépris des vertiges que cet apport de nicotine provoquait en moi. Ils me donnaient l’étrange impression de sentir la rotation de la terre et, à chaque première cigarette, je les savoure encore.
– C’est Géricault qui te fait cet effet ? demanda Fred d’un ton léger, plus amusé que gêné par la situation. Ou bien c’est moi ?
– Non, c’est… Tu… balbutiai-je avant de saisir le but de ses mots. T’es con ! m’empressai-je de rajouter en lui octroyant une poussée molle, trop pour lui arracher un quelconque vacillement.
– Dit celle qui se tartine la face avec de l’encre, s’esclaffa-t-il de sa voix grave, faisant vibrer mon âme au même diapason.
Puisque ma vie m’échappait, je ne cherchai pas à résister et me joint à lui, libérant mes émotions si longtemps contenue dans ce fou rire franc. Nous passâmes le reste de la journée ensemble et toutes les suivantes, jusqu’à aujourd’hui, treize ans plus tard. Je pourrais en raconter, des anecdotes. Ma fugue, la nôtre, nos combats pour gagner notre indépendance, nos délires, nos prises de têtes, nos jeux, nos coups de gueules…
Non, nous ne sommes pas parfaits. Notre vie ne ressemble pas à un film hollywoodien. Mais nous nous aimons, avec sincérité. Dans ce monde de fou, il est mon roc et moi, sa bouée. Aujourd’hui, je peux le dire, je n’ai aucun regret, même plus de rancune. Ce chemin m’appartient et, en ôter la moindre bosse, le moindre creux, modifierait celle que je suis devenue en grandissant à ses côtés. De fille, je suis devenue femme et mère. De folle-bizarre pour les autres, je suis devenue la romancière à la lueur de ses prunelles noisette.
Non, maman, je ne remplacerai jamais celle qui nous a quitté à l’aurore de sa vie. Non, papa, je ne deviendrai jamais ingénieure ou médecin. Je suis moi, que cela vous plaise ou pas.
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