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Le dernier Bar avant la fin du monde

  • Photo du rédacteur: Alinoë
    Alinoë
  • 22 mai 2015
  • 5 min de lecture

Paris, Octobre 2019

Assis à une table, dans un coin de la salle, sur la petite estrade au fond à droite, Sylvain fixe la chaise vide face à lui en faisant tourner distraitement son verre entre ses doigts nerveux. Il jette un nouveau coup-d’oeil à sa smartwatch pour évaluer l’ampleur du retard : 47 minutes et 37 secondes. 38. 39…

Légère secousse de tête. Une mèche rebelle lui chatouille le front. Il la cale derrière son oreille droite en avisant la salle et sa populace d’un regard circulaire. Des rôlistes, des métalleux, des excentriques de tous poils venus profiter de ce vendredi soir dans l’un des rares lieux parisiens où personne ne vous regarde de travers lorsque vous portez une paire de google dans les cheveux, une épée en latex à la ceinture ou une baguette de sorcier.

Sylvain n’aime pas les gens, en général. Ceux-là ne le dérangent pas trop. Ils lui permettent de passer inaperçu. De là à passer la toute la soirée en leur présence, il y a une sacrée marge qu’il n’est pas vraiment prêt à franchir. Pas cette fois. Pas sans Elle, en tous cas.

Nouveau regard à sa montre : 50 minutes tout rond. Aucun message. Pas d’appel, rien qui ne justifie un tel retard. Quelque chose cloche. Ce n’est pas dans les habitudes d’Anna de manquer un de leurs rencards. Elle est même plutôt du genre à arriver un avance.

Ils ne se voient pas très souvent. Un week-end par an. Depuis sept ans, ils se donnent rendez-vous à la même heure, dans le même bar, à la même table. Ils ne sont pas amoureux. Juste des correspondants, ponctuellement amants. Certes, Sylvain n’est pas contre une relation suivie et affichée, malgré la surcharge de son emploi du temps, mais Anna n’est pas comme ça. Elle est libre, volage, totalement allumée par moment et ces brèves quarante-huit heures annuelles valent largement les douze longs mois d’attente.

La musique du Visiteur du futur s’élève, sa poche se met à vibrer. Il faut quelques seconde à Sylvain pour réaliser qu’il s’agit de son téléphone. Sur l’écran de sa montre s’affiche l’appel entrant, un numéro privé. Sans réfléchir, il effleure le cadran pour décrocher. Dans l’oreillette, une voix féminine peine à percer le brouhaha ambiant : « …i…ain ?! » « Anna ? T’es où, bordel ? », s’enquit le jeune homme, les mains plaquées sur les oreilles pour entendre le plus nettement possibles les explications de son amie.

Parce que, oui, il n’y a qu’elle pour l’appeler ce soir. Tout le monde sait qu’il n’est là pour personne deux jours par an. Le reste du temps, n’importe lequel de ses employés peut le contacter, à n’importe quelle heure du jour où de la nuit en cas de besoin mais pas ce week-end-là. Rien de plus officiel. Une note de rappel a même circulé dans tous les services. Pourtant…

« Euh. Non. C’est Cath, et je suis toujours au bureau. » « Oh… »

Le corps tout entier de Sylvain s’affaisse à cette nouvelle. Il glisse une main dans ses cheveux, recale sa mèche derrière son oreille, bien qu’elle soit beaucoup trop courte pour y tenir plus de quelques secondes.

« Désolée de te décevoir. », repris la voix à l’autre bout du fil. « C’est qui, Anna ?! » « J’ai pas le temps. Pas ce soir. Excuse-moi. »

Satisfait de sa réponse, il s’apprête à raccrocher.

« Attend ! Ecoute, je sais que c’est pas le soir mais c’est la merde, là. Le Rezo a crashé, j’sais pas comment, ni pourquoi – un virus, une attaque – mais… Mpf. Même si ça m’fait mal de l’admettre, on n’arrivera pas à rebooter le système sans ton aide… »

Sylvain pousse un long soupir, jette un coup-d’oeil à sa montre : 23h54. Il doit se faire une raison, Anna ne viendra plus. Elle lui a posé un lapin et il ne saura probablement jamais pourquoi. Rien de très surprenant. Il a toujours su qu’elle pouvait disparaître de sa vie du jour au lendemain, sans prévenir.

« J’arrive. », souffle-t-il en se levant de sa chaise.

Il raccroche sans laisser à Cath l’occasion de répondre. Puis, tout en parcourant une dernière fois la salle des yeux, il enfile lentement son imper, comme s’il voulait grappiller quelques secondes supplémentaires, laisser un peu plus de temps à Anna pour se montrer.

En vain. Il abandonne un billet de vingt sur la table avant de quitter le bar.

*

Accroupie sur le rebord d’un toit, Anna suit des yeux la lente progression de Sylvain sous le crachin automnal. Frêle, la capuche rabattue sur la tête, elle est pratiquement invisible dans l’obscurité, tout comme l’homme qui se tient dans son dos.

Elle détourne la tête en se mordant la lèvre derrière son masque noir à l’expression perpétuellement neutre. Pour une fois, elle est presque contente de le porter. Il dissimule parfaitement ses larmes. Seul l’humidité de son regard peut la trahir mais elle évite soigneusement de le relever en se mettant sur ses pieds. Elle ne veut pas croiser celui de son chaperon. La faiblesse n’est pas très bien perçue dans son métier.

« La mission est un succès. Monsieur Louis vous remercie. Vous êtes libre, à présent. Une voiture vous attend en bas, avec le montant convenu et un allé simple vers la destination de votre choix. », débite l’homme de sa voix monocorde. « Ouais, c’est ça. Bon retour à la niche ! », grommelle la jeune femme en commençant à se diriger vers la gouttière la plus proche. « Encore une chose, mademoiselle Swan. » Il se tourne vers elle sans bouger le moindre muscle, comme si ses pieds n’avaient aucun contact avec le toit bétonné.

Elle s’immobilise, lui adresse un bref coup-d’oeil par dessus son épaule en guise de réponse. Amplement suffisant pour qu’il enchaîne.

« Ne faites rien que vous pourriez regretter. Vous savez ce qu’il arrive à ceux qui le contrarient. » « C’est très gentil de vous inquiéter, Henri, mais je sais très bien ce que j’ai à faire. Disparaissez avant qu’Il ne s’inquiète. », répondit-elle, déjà à moitié suspendue dans le vide.

Et, pour être certaine de stopper là toute forme de discussion, Anna se laisse glisser le long du tuyau métallique jusqu’à la terre ferme. Comme promis, une voiture l’y attend, le chauffeur debout à côté de la portière largement ouverte.

Rapide coup d’oeil à sa smartwatch : nouveau message. Elle hésite, se mord la lèvre. C’est sûrement Sylvain. Elle n’est pas certaine d’avoir envie de savoir ce qu’il a à dire. Il ne doit rien comprendre, lui en vouloir à mort. Elle soupire. Son doigt effleure l’écran.

« Merci pour ces moments. J’aurais aimé te voir une dernière fois… Je suppose que tu as tes raisons. J’espère qu’un jour nos vies se recroiseront. Prends soin de toi. Sylvain »

Le doigt d’Anna reste un instant figé au dessus du cadran. Répondre ou effacer ? Elle choisit la corbeille dans léger soupir. Elle n’a rien à lui dire, de toute façon. Un jour ou l’autre, il apprendra la vérité. Il finira par la haïr au moins autant qu’il l’a aimé. Elle ne peut rien y changer.

Résignée, elle traverse la ruelle pour prendre place dans le véhicule. La portière se referme. Le chauffeur s’installe. Le moteur démarre.

FIN

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