Pas d’âge pour crever
- Alinoë
- 23 oct. 2015
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Pas d’âge pour crever
Tout s’est passé trop vite. J’ai rien vu venir. A douze ans, on pense pas à ça, pas chez nous en tous cas. On pense à ses copains, à la prochaine boum, à ses premiers amours. On rêve en grand, on mord la vie à pleine dents sans craindre demain. Mourir, c’est pour les vieux. Nous, on a le temps.
Le temps.
Je rentrais de l’école, sur ma bicyclette rouge. Ma petite sœur Lola agrippée à ma taille depuis le porte-bagage se plaignait à chaque bosse de l’inconfort de son siège. Moi, je l’ignorais, trop heureuse de sentir le vent me balayer le visage. Après tout, elle n’avait qu’à apprendre à pédaler au lieu de chouiner comme un bébé.
On vivait encore à la campagne, à cette époque. Une belle maison quatre façades, avec un grand jardin, une jolie grille bleue et un petit chemin tortueux au milieu des bois pour l’atteindre. J’aimais cet endroit. Je m’y sentais vivante et libre. Un terrain de jeu sans fin, un monde magique, mon monde à moi qui n’avait rien à envier à celui de Narnia.
Jusqu’à ce mercredi-là.
On remontait le sentier, à pieds puisque Lola n’arrêtait pas de râler. Elle traînait la patte plusieurs mètres derrière malgré mes menaces de la priver de goûter. Rien à foutre, elle voulait monter sur ma selle, que je pousse Madame Princesse. Et puis quoi encore ? J’étais déjà assez contrariée de devoir marcher à côté de ma belle bicyclette au lieu de la monter et pas du tout d’humeur à subir ses caprices de bébé.
« On est bientôt arrivées. », arguai-je en apercevant la jolie grille bleue au bout du chemin de terre.
Plus que quelques mètres. L’euphorie me gonfla les poumons, un large sourire fendant mon visage ; bientôt la maison, les macaronis au fromage préparés la veille par maman, les dessins animés de l’après-midi à dévorer sans risquer les réprimandes de nos parents piégés à leur travail. Qu’est-ce que j’aimais le mercredi !
A l’imparfait.
Aujourd’hui, je les hais. Chaque mercredi me rappelle celui-là, le silence soudain de Lola. Une boule au creux de l’estomac, les boyaux en vrac, je m’arrêtai en plein milieu du chemin, hésitant à me retourner, craignant de ne trouver qu’un grand vide derrière moi. Et si j’avais perdu Lola ? Mes parents ne me le pardonneraient pas. A douze ans, j’avais insisté, crié, hurlé pour ne plus avoir de baby-sitter, pour pouvoir m’occuper seul de ma petite sœur. Je me sentais grande, assez pour la surveiller.
Le cœur battant à cent à l’heure, je pivotai de tout mon corps, les doigt agrippés au guidons de ma bicyclette calée devant moi comme un bouclier obsolète. Tout s’enchaîna si vite. Trop vite. Une voiture était arrêtée quelques mètres plus loin, un genre de 4×4 avec un coffre immense, largement ouvert, dans lequel venait de disparaître ma petite sœur, et un grand type en tenue de chasseur planté juste à côté qui me fixait à travers les verres tintés de ses lunettes.
Un doigt sur ses lèvres pour m’intimer le silence. Un ordre bien inutile. Paralysée par la trouille, j’étais incapable d’émettre le moindre cri ou d’esquisser le moindre geste malgré la voix qui me hurlait dans la tête de décamper, d’appeler à l’aide avant qu’il ne m’attrape à mon tour et m’emmène.
Appeler qui ?
Il n’y avait rien d’autre alentour que les arbres à perte de vue, la grille bleue dans mon dos et la voiture entre moi et la route. Une de ces routes de campagne, déserte, trop calme. Aucun voisin assez proche pour m’entendre. A quoi bon m’égosiller ? Je le regardais approcher, avec ses lourdes bottines qui soulevaient de petits nuages de terre trop sèche à chaque enjambée. Je sentais mon estomac se tordre, se révulser. Les sueurs froides dévalaient ma nuque, agrémentées de frissons sporadiques, et mon cœur palpitant qui cherchait à s’échapper de ma poitrine.
Plus que deux pas.
Une décharge d’adrénaline électrisa soudain mon organisme et alors que la main gantée du chasseur se tendait vers moi, mes bras envoyèrent valser sur lui ma belle bicyclette tandis que mes jambes m’entraînaient déjà à reculons vers la jolie grille bleue. Vaine tentative de fuite. Il repoussa sans peine le vélo et s’élança à ma suite. Un cri suraigu s’échappa de ma bouche, mon corps entama un demi-tour mais mes pieds paniqués s’emmêlèrent l’un dans l’autre, me projetant au sol sans me laisser la moindre chance d’éviter l’impact.
La tête la première, j’atterris brutalement dans la poussières, mon front heurtant douloureusement la terre. A moitié sonnée, totalement terrorisée, je n’essayai même pas de me relever. Mon regard embué par les larmes qui me délavaient le visage, je fixais la grille bleue, rampais vers elle comme s’il s’agissait d’une lumière au bout d’un tunnel. Atteindre la grille puis la maison, appeler papa à son bureau, lui hurler qu’il aurait dû me l’acheter, ce portable à la con. Je pouvais y arriver, j’y croyais fermement, je le voulais…
Stupide rêve d’enfant.
Les mains puissantes du chasseur chassèrent rapidement mes espoirs. Elles empoignèrent mes chevilles pour me traîner tout à leur aise le long du petit chemin de terre. J’eus beau crier, hurler, me débattre avec hargne, rien n’y fit. Je voyais la grille bleue s’éloigner, ma jolie bicyclette abandonnée sur le bas côté, une basket Frozen, les larges pneus du 4×4 et puis le coffre. Clac.
L’obscurité, le silence et le corps inerte de Lola juste à côté de moi. Je pouvais sentir ses boucles folles me chatouiller le nez, son coude me rentrer dans les côtes, sans parler de la moquette rugueuse qui me rappait le visage. La voiture se mit en marche, cahotant sur le chemin sinueux et toujours aucun signe de vie en provenance de ma petite sœur. Péniblement, je me tortillai jusqu’à trouver une position plus confortable ; pas évident entre les secousses, les virages et Lola qui glissait mollement de gauche à droite.
Lola.
Pas le temps de réfléchir. Accrochée d’une main au premier truc venu, un bout de plastique partiellement décroché dont le bord acéré me sciait la paume, j’agrippai ma frangine par la taille, aussi fermement que possible pour l’immobiliser. Mon cerveau de pré-adolescente peinait à fonctionner, mettre bout à bout les éléments de notre kidnapping empressé. Pourquoi nous ? Pourquoi là ? Et pourquoi Lola ne bougeait-elle pas ? Comment envisager l’horrible vérité ? Les enfants, ça ne meurt pas, pas pour de vrai, seulement dans les histoires.
Un mauvais rêve, voilà ce que c’était, juste un cauchemar. J’allais me réveiller à la maison, dans ma chambre, mon lit à moi avec Lola qui voudrait encore jouer à chat. Quoi d’autre ? Comme pour vérifier ma théorie, je fermai les yeux, comptai mentalement jusqu’à dix puis les rouvris. Perdu. Toujours l’obscurité autour de nous, le bruit du moteur en sourdine, les tressautements des roues, la douleur au creux de ma paume et un filet poisseux qui dégoulinait le long de mon poignet.
Du sang.
L’horreur s’empara brutalement de mon être tandis que se serrait contre moi le corps trop tiède de Lola. Pourquoi ne pleurait-elle pas ? Pourquoi ne bougeait-elle pas ? Inconsciente, me dis-je. Le chasseur l’avait simplement assommée pour éviter de l’entendre crier. Le nez perdu dans ses bouclettes, le visage inondé de larmes, j’essayais de garder mon calme, comme si ça servait à quelque chose…
La raison des grandes sœurs a ses raisons que les petites ignorent. Rester digne, forte, pour elle, ma frangine, ma princesse, surtout ne pas craquer, refouler ma peur autant que mes pleurs. Tenir le coup, m’accrocher. On finira forcément par nous retrouver. Un super flic à la Horatio Caine, avec ses belles lunettes et sa batterie d’experts.
Forcément.
Mes yeux se fermèrent sur cette certitude, celle d’une happy end comme dans toutes les séries américaines. Sauf qu’on en était bien loin, des séries de Ricain. Là, on était dans la vraie vie, bien réelle, avec ses criminels impunis et ces cercueils tous riquiquis. Je ne sais pas combien de temps on a roulé, comme ça, brinquebalées de gauche à droite, secouées comme de vulgaires sacs à patates. Une éternité, le corps tendu, la main coupée. Le 4×4 finit pas s’arrêter, amenant avec lui un silence qui m’assourdit.
« Lola, réveille-toi ! », dis-je en secouant le poids déjà bien mort dans le creux de mon bras.
Mes doigts, accrochés au plastique, refusaient de lâcher prise et Lola contre moi qui ne répondait pas. La terreur m’enserra brutalement la poitrine, m’empêchant de respirer librement, alors que mon esprit envisageait enfin l’horreur du bourbier dans lequel j’étais empêtrée. Enfermée dans un coffre de voiture, à mille lieue de la maison, aux mains d’un inconnu de toute évidence mal intentionné, sans aucun moyen de m’évader.
« Lola, dis quelque chose ! Arrête, c’est pas drôle ! », hurlai-je.
Comme si elle était en état de me faire la moindre farce. La panique et les bruits de pas au dehors m’empêchaient de réfléchir correctement. Mon cœur voulait encore y croire, croire que je pouvais encore sauver ma sœur, nous sauver toutes les deux de ce monstrueux chasseur. Monstrueux, façon de parler. Il n’était pas vraiment moche, pas plus qu’un autre, avec sa grosse moustache sombre qui lui coupait le visage en deux. Son sourire aurait même pu être beau sans sa lueur de sadisme lorsqu’il ouvrit le coffre.
De l’air.
Pas le temps de réfléchir, mon corps le fit pour moi. Je bondis hors du véhicule avec toute la vigueur de mes douze ans et, malgré les fourmillements de mes membres ankylosés par le rude voyage, m’élançai à travers la forêt aussi vite que me le permettaient mes trop petites jambes. Lui échapper, je n’y pensais même pas. Il allait me poursuivre, me rattraper, ça ne faisait aucun pli. Je voulais juste l’éloigner du 4×4, l’éloigner de Lola, le plus vite et le plus loin possible, peut-être croiser l’un ou l’autre randonneur ou, espoir fou, trouver une zone habitée où quelqu’un pourrait m’aider.
Je courais à en perdre haleine, le chasseur sur mes talons qui n’en avait visiblement rien à faire de ma sœur. C’était moi qu’il voulait, moi seule ; et Lola, un simple dommage collatéral. Ma fuite, au lieu de l’ennuyer, semblait même l’amuser. Il prit son temps, me laissant gagner du terrain pour mieux pouvoir me rattraper et moi, naïve, je m’épuisais à cavaler, droit devant. Je slalomais entre les arbres, réprimais mon envie de hurler à qui l’entendrait qu’un homme voulait me tuer. Pour qu’il me localise ? Plutôt crever, ce qui finirait fatalement par arriver.
Crever.
Je n’avais que douze ans et la force physique d’une enfant, son endurance aussi, par chance. La nuit commençait à tomber lorsque mes jambes décidèrent subitement de me lâcher. Les bras tendus en avant, je m’étalai de tout mon long sur le lit de feuilles mortes, à bout de souffle et de force. Tant pis. Épuisée, plus envie de lutter. Recroquevillée sur le sol, en position fœtale, je me résignai à attendre sagement que la mort passe. Le froid de l’air mêlé à ma sueur me glaçait jusqu’aux os. Mes muscles douloureux tressautaient au moindre bruissement mais refusaient obstinément d’esquisser tout autre mouvement.
Où était-il, mon chasseur ? Pourquoi tardait-il tant à accomplir son œuvre ? M’observait-il de loin ? Trouvait-il ça si amusant de voir pleurer une enfant ? Tellement de questions auxquelles mon esprit apeuré ne parvenait pas à répondre. Une peur immense alimentée par l’incompréhension. Quel plaisir y avait-il à torturer un autre être vivant ?
Un craquement.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Mon corps se redressa brutalement sans avoir demandé mon consentement. Les sens aux aguets, je tentai de percer l’obscurité alentours, d’apercevoir sa silhouette entre les arbres. Il était là, quelque part. La brise automnale transportait son parfum musqué jusqu’à mon nez. Trahi par sa coquetterie.
Soit. Ce détail ne m’avançait pas vraiment. Je n’avais rien pour l’attaquer, encore moins pour me défendre, juste la clef du cadenas de ma bicyclette rouge dans la poche de mon jeans déchiré. Ma ma main se referma instinctivement sur le petit objet froid, laissant l’extrémité dentelée dépasser entre mes doigts. Accroupie dans les feuilles et la mousse, mon arme de fortune brandie en avant, j’attendis tout simplement. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? C’était lui le chasseur, et moi une simple proie.
Une vulgaire proie.
Aussi faible et paniquée qu’un lapereau devant un renard rusé. Le voilà. Il surgit entre les arbres, s’avançant vers moi d’un pas beaucoup trop calme, le sourire aux lèvres, trop grand pour que sa moustache ne parvienne à le masquer. La main moite crispée sur l’insignifiante clef, je le regardai approcher sans moufter, même plus capable de pleurer ou de crier. Mon sang bouillonnait dans mes veines, un torrent boosté par les battements sourds de mon cœur prêt à exploser.
Plus que quelques mètres. Trois. Deux. Un. Un hurlement primaire surgit de ma poitrine tandis que je me jetais corps et âme sur lui, l’extrémité dentelée de la clef filant directement vers la chair tendre de sa joue pour l’éventrer. A son tour de crier, la main gantée portée à son visage tordu par la surprise. Le sang jaillit, inonda sa bouche, l’empêchant de formuler autre chose que des gargouillis. Malgré les éclaboussures mêlées au flots salés de mon visage, je lui assénai un second coup, directement dans la carotide, par chance ou par hasard. Pas de cri ni de râle, cette fois, juste un silence assourdissant.
Le silence.
Hébétée, je me remis péniblement sur me pieds, pressée de m’écarter du corps immobile de mon ravisseur, des fois qu’il se relèverait comme dans les films. Quelques pas en arrière, le regard rivé sur la masse sombre gisant par terre. Il me fallut plusieurs minutes pour reprendre mes esprits, réaliser ce que je venais de faire et puis me rappeler de Lola, du coffre et du 4×4. Lentement, je pivotai sur moi-même, avisai les arbres alignés tout autour à la recherche d’un détail qui m’indiquerait par où aller ; en vain. J’étais bel et bien perdue. Et le chasseur qui continuait de déverser son sang sur les feuilles mortes.
Que devais-je faire ? Rester là, bien sagement, attendre qu’on vienne me chercher comme me l’avaient appris les grands ? Mais si personne ne venait ? Si le chasseur se réveillait ? Et Lola, je ne pouvais pas l’abandonner comme ça. Elle comptait sur moi. Alors, je me mis en route, tout droit en sens inverse, en priant pour retrouver la route, le 4×4 et ma petite sœur. J’errai la nuit entière, jusqu’au matin, jusqu’à entendre des sirènes de police au loin. Un sourire effleura mes lèvres. Enfin.
La police.
Ils avaient dû trouver la voiture et puis Lola. En suivant leurs échos, je les rejoindrais assez vite. Motivée par cette idée, j’accélérai sensiblement le pas, à deux doigts de trotter. Bientôt, je retrouverais ma sœur, mes parents et la sécurité de notre jolie maison quatre façades. La vie reprendrait son court normal. Mes foulées s’agrandirent encore en voyant les lueurs des gyrophares percer entre les arbres.
Sans m’en apercevoir, je m’étais remise à courir, plus vite, plus vite, jusqu’à la route, les trois voitures de police, l’ambulance, le 4×4 au coffre toujours ouvert, les flics, les infirmiers et l’homme en uniforme qui terminait de remonter la fermeture éclair du petit sac mortuaire.
« LOLAAAA ! », hurlai-je en m’élançant vers lui, le visage détrempé en un quart de seconde par les larmes qui s’étaient subitement remises à dévaler mes joues couvertes de terre.
Je voulais simplement la voir une dernière fois, la serrer dans mes bras, lui dire qu’elle pourrait y monter aussi souvent qu’elle le voudrait sur ma selle si seulement elle acceptait de ne pas mourir. Pas ma petite sœur, pas comme ça, pas si vite. J’eus à peine l’occasion de parcourir deux mètres que les bras puissants d’un policier se refermèrent sur moi pour me forcer à m’arrêter. Bien intentionné, il m’amena jusqu’aux ambulanciers malgré mes coups de pieds, mes cris et mes morsures. J’étais tellement enragée que je ne sentis même pas la piqûre dans mon bras et, avant que je ne comprenne quoique ce soit, je sombrai dans la paisible inconscience du sédatif.
Une clef.
Voilà ce qui m’a sauvée, une simple petite clef et une décharge d’adrénaline. Mais Lola n’est plus là. Plus de jolie maison quatre façades, plus de grand jardin, plus de belle grille bleue, plus de forêt magique pour accueillir mes jeux, même plus de parents forts et unis. Une semaine chez papa, une semaine chez maman, deux petits appartements et le cadavre de ma sœur accroché comme un boulet à mon âme.
Alinoë, 22 octobre 2015
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