Oublié
- Alinoë
- 14 sept. 2013
- 3 min de lecture
Ce texte a été écrit dans le cadre du club “Jetez l’encre” sur http://welovewords.com. Le défit consiste à écrire un texte selon des contraintes imposées.
Cette semaine, les textes sont inspirés de la chanson de Hope Sandoval, “Wild Roses”. Je vous conseille donc fortement d’écouter la musique en lisant le texte (http://www.youtube.com/watch?v=CVSQnsorqjY).
***
Londres, 1949.
Nuit noire, rues sombres, rumeur d’un bar, pluie qui tombe. Il hésite puis s’approche, trempé jusqu’au fond de ses poches. Tremblant, frigorifié, il ose à peine respirer. Un coup d’œil en dedans, à travers le carreaux embué. A l’intérieur, rien n’a changé. Rien, de la brume bleutée au public en émoi. La petite salle plongée dans une paisible obscurité. Au beau milieu de la scène faiblement éclairée, il devine la frêle silhouette d’Angéline suspendue au pieds de son micro. La main sur la poignée, il hésite encore à entrer.
Et si elle l’avait oublié ?
Il inspire profondément puis pousse prudemment la porte comme s’il craignait de déranger. Il reste un moment sur le seuil, dégoulinant sur le parquet ciré, les yeux rivés sur Angéline. Elle n’a pas du le remarquer, se surprend-t-il à espérer. Une main perdue au milieu de ses boucles sombres, les yeux mi-clos, ses lèvres rouges susurrant quelques mots à son micro. Elle n’a pas pu le remarquer.
Et si elle l’avait oublié ?
Il détourne les yeux à la recherche d’une table, dans la pénombre, bien à l’écart. Une petite table ronde, une petite table vide où il n’y aurait que lui et ses souvenirs. En voilà une qui conviendra. Il traîne la patte jusque là-bas et puis s’assied en soupirant, regrette plus que jamais le temps d’avant. D’une main distraite, il pose son couvre chef sur la nappe beige immaculée, bientôt trempée.
Et si elle l’avait oublié ?
Il sourit à la serveuse, commande. Elle lui apporte un thé et pendant tout ce temps, il ne l’a pas lâchée des yeux un seul instant, la douce, la belle Angéline. Elle ne l’a même pas remarqué. Elle chante sans se soucier de ce que les autres pourraient en penser. Elle ferme les yeux et elle oublie les nombreux tracas de sa trop courte vie. La guerre lui a tout prit. Ses parents, son enfant, son amant et ses amis. Elle aimerait tout recommencer.
Elle l’a presque oublié.
Il détourne les yeux, il refuse de pleurer. C’est un homme à présent, un soldat, un vétéran. Il boit une longue gorgée, regrette d’avoir prit du thé. Un scotch, voilà ce qu’il aurait du commander. Il boit pourtant encore et laisse son esprit divaguer au rythme nostalgique de la voix d’Angéline. Elle lui a tant manqué.
Et si elle l’avait oublié ?
Il relève lentement les yeux vers la scène. Elle ouvre doucement les paupières, dévoilant ses prunelles si bleues qu’il voudrait s’y noyer. Il n’ose plus respirer. Elle n’ose plus espérer. Ce n’est certainement qu’un mirage, encore une fois. Il est parti, il y a longtemps déjà, son amant, son aimé. Une larme coule le long de sa joue rosée.
Elle voudrait l’oublier.
Elle ferme les yeux, refuse la vue de ce mirage. Il n’est pas sûr, il n’ose pas trop y croire. L’a-t-elle vraiment remarqué où s’est-il simplement trompé. Elle baisse la tête, se laisse bercer par la musique. Une illusion, une simple vision comme tant d’autres depuis bien trop longtemps. Pourtant, cette fois, il se lève pour mieux la regarder, hésite même à s’avancer. Il finit par renoncer.
Elle a du l’oublier.
Il récupère son couvre-chef sur la table, le repose sur sa tête et traîne lentement la patte vers la porte d’entrée. Il pose la main sur la poignée et quitte la salle comme il est arrivé, en silence, sur la pointe des pieds. Elle susurre ses dernières notes et sous les applaudissements, ouvre doucement les yeux, ses magnifiques yeux bleues embués.
A-t-elle juste rêvé ?
Elle sourit distraitement à la foule en liesse, descend de la scène et traverse la pièce jusqu’à la table où il s’était installé. Rien, il n’est plus là. Du bout des doigts, elle effleure le rebords de la tasse encore tiède puis s’attarde sur la marques humide juste à côté. Brusquement, son cœur s’arrête. Brusquement, elle tourne la tête. Trop tard. La porte vient juste de se fermer.
Et si elle n’avait pas rêvé ?
© Alinoë, 14/09/2013, Bruxelles
Commentaires