Tics, Tocs et Voisinage
- Alinoë
- 8 sept. 2015
- 5 min de lecture
Tous les matins, le même manège. Je quitte mon appartement vers sept heures trente, bien trop tôt mais on est jamais trop prudent. Je ferme la porte à double tour et puis…j’attends.
Adossée contre la porte, j’écoute les bruits alentour, le voisinage qui s’éveille ou se couche, chacun ses habitudes.
A force, il me suffit de tendre l’oreille pour pouvoir identifier le numéro du locataire; je ne connais pas encore tous les noms.
Je sais, par exemple, que la voisine du 7B ne sort jamais sans talons hauts; qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. Une pouffe sur des échasses, surement. On a pas vraiment le même rythme de vie, si vous voyez ce que je veux dire.
Non? Mh.
Bien; moi, c’est plutôt genre fonctionnaire – bibliothécaire, pour être exacte – avec une routine bien établie, des repères stables, des habitudes. Casanières, si vous voulez. Elle… Je sais pas, j’ai du mal à me la figurer. Je ne vois que ses talons qui claquent; ils percent mes tympans jusque dans mon salon.
Je préfère éviter la 7B. Quitte à être en retard.
Enfin, à choisir, je préfèrerais encore croiser la 7B et le 9A plutôt que d’éviter la première et devoir louper le second, vous me suivez? Aucune importance; le cas ne s’est pas encore présenté.
Jusqu’à maintenant, la Poufasse n’est jamais venue contrecarrer mes plans, mon plan. Il n’y en a qu’un. D’ailleurs, plan, c’est un bien grand mot. Il n’y a pas vraiment de but précis à ce rituel. Disons simplement que c’est un moyen, une façon rassurante de démarrer la journée.
Je reste donc là, à attendre d’entendre ses pas sur le parquet ciré de son hall d’entrée. Vous savez, c’est le genre costume chic et chaussures vernies; ça claque…sur le sol. Je sais ce que vous vous dites mais non, ces claquements-là ne me font rien. Ils sont graves, réguliers; signe de sa présence aussi.
Je retiens mon souffle. Je sais qu’il va sortir. Du coup, je fonce vers l’ascenseur, histoire d’être certaine de l’appeler avant qu’il ne franchisse sa porte. Il attendra. Il attend toujours. 9A ne prend jamais les escaliers. Moi non plus, d’ailleurs. Avant, si. Je n’aime pas trop les espace clos.
Rien à voir.
Donc, dès que les portes s’ouvrent, je m’engouffre dedans, je me plaque contre la paroi du fond et… j’attends. L’attente. Je maîtrise assez bien ce domaine-là. Et puis, de toute façon, je suis incapable de faire quoique ce soit d’autre à cet instant. Mon coeur bat bien trop vite, tout mon sang monte à ma tête, ça tourne, les murs m’étouffent; c’est juste horrible.
Je n’ai pas encore réussi à identifier laquelle de la claustrophobie ou de la proximité du 9A provoque ces crises d’angoisse. Vous allez me dire; c’est votre boulot, ça. Je vous paye, je tiens à rentabiliser. J’abhorre l’inutile. Je préfère encore ne rien faire plutôt que de consacrer mon temps à une activité vaine. Il me faut un but pour entreprendre quoique ce soit et, chaque matin, je me lève pour une seule et unique chose, un moment précis dans ma journée (deux, en fait): les quelques minutes passées dans l’ascenseur en compagnie de 9A.
Oui. Il a un nom; surement. Tout le monde a un nom. Je n’aurais qu’à jeter un oeil discret au courrier qui dépasse perpétuellement de sa boîte aux lettres pour le connaître mais je ne veux pas. On ne serait plus à égalité, vous voyez?
Déjà là, j’ai un sérieux avantage sur lui. Je connais ses horaires exactes, les dates de ses deux longues semaines de vacances annuelles – couvrant Noël et Nouvel an – pendant lesquelles son appartement reste affreusement silencieux. Je sais s’il est seul ou accompagné, le journal qu’il aime lire, la marque de son eau de toilette. Je pourrais continuer longtemps comme ça.
Mais je ne suis pas venue pour parler de lui; pas directement, en tous cas. Plutôt de moi; de l’effet qu’il a sur moi.
Ca fait dix ans que j’habite cet immeuble, le même appartement. Je ne me suis jamais intéressée plus que cela à mes voisins, à personne, d’ailleurs. Je n’aime pas grand chose et les gens ne font pas vraiment partie de mes passions. Les livres sont plus sympas, bien qu’ils aient beaucoup moins de conversation.
Soit. Je devrais peut-être poursuivre cette histoire d’ascenseur.
Tous les matins donc – exceptés durant ses vacances – depuis deux ans maintenant, je ne me lève que pour cet instant, celui où les portes s’ouvrent sur 9A, costume cravate parfaitement ajusté, en pleine conversation avec sa secrétaire Sally (visiblement aussi lente qu’empotée), mallette dans une main, café dans l’autre. Il ne porte jamais de manteau ni de parapluie. Il n’en a pas besoin. A sept heure quarante-cinq (plus ou moins), une voiture passe le prendre, juste devant l’immeuble.
9A doit être quelqu’un d’important. J’en sais rien. J’imagine. J’aime bien d’imaginer, je préfère. La vérité est trop souvent décevante.
Alors, je ne dis rien. Je ferme les yeux pour écouter le son de sa voix; les mots qu’il prononce n’ont aucune importance. Seules les vibrations comptent. Et son parfum. Il envahit l’espace en un rien de temps. Certains grimaceraient; moi, j’inspire, je m’imprègne et, encore une fois, j’attends que les minutes passent. Je redoute le ding final.
Ding. Deux minutes top chronos.
Il sort, je le suis. 9A ne semble même pas remarquer que je suis là. Si ça se trouve, il ignore totalement mon existence.
Sa voiture l’attend. Il s’engouffre dedans; elle démarre. Je reste sur le trottoir. Juste le temps de décanter.
Après, les heures s’enchaînent, s’enfilent comme les perles d’un collier. La journée se passe sans aucun intérêt particulier. Le but? Passer le temps, payer le loyer. Rien de passionnant.
Dix-huit heures; derniers tours dans les rayons. Choisir un livre pour la route, pour la nuit; pour terminer de tuer les dernières heures de la journée. J’ai du temps, de toute façon. 9A ne rentre jamais avant vingt et une heures.
Même en traînant, j’attends généralement un bon quart d’heure, debout dans le hall d’entrée de l’immeuble d’à côté. J’ai de la lumière, pour lire; un abri contre la pluie et le froid, ainsi qu’un point de vue parfait sur l’extérieur.
J’attends, que sa voiture apparaisse au coin de la rue, qu’elle s’arrête devant l’immeuble et que 9A en sorte. J’attends encore un peu, juste le temps que la voiture redémarre et qu’il pénètre dans le hall pour sortir de ma cachette.
Là, c’est généralement assez serré. Pour peu que l’ascenseur soit déjà au rez-de-chaussée, je risque à chaque fois de le louper. Résultat: je cours et j’arrive totalement essoufflée et en sueur dans mon hall d’entrée. Il doit me prendre pour une tarée; où une femme perpétuellement en retard. Il y en a…
Enfin, quoiqu’il pense, il n’en dit rien. En fait, je crois qu’on n’a jamais échangé un mot. Quand je vous dis qu’il ne sait même pas que j’existe… C’est pas grave, hein. C’est même normal. On ne peut pas vraiment dire que je sois hyper voyante comme fille, ni très intéressante d’ailleurs. J’en ai conscience. Je ne m’en plains pas.
Moi-même, jusqu’à ce matin, j’ignorais totalement que vous habitiez là. Pensez; un psy, dans l’appartement d’à côté. Je serais venue sonner plus tôt…
Alinoë – 02/2015
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